Humaine
Je demeurai un moment devant la porte avant de sonner. C’était la fête des Mères et je me tenais sur ce seuil avec un cadeau dans les mains, ce qui aurait été parfaitement normal si je le destinais à ma mère. Mais elle était morte depuis longtemps et je n’avais gardé aucun contact avec mes mères adoptives, sans parler de leur apporter des cadeaux. Celui-ci était pour la mère de Philip. Ce qui, encore une fois, aurait été tout à fait normal s’il m’accompagnait. Mais il avait appelé du bureau une heure plus tôt pour me prévenir qu’il ne pourrait pas se libérer. Avais-je envie d’y aller seule ? Ou préférais-je l’attendre ? J’avais choisi d’y aller quand même et je me demandais à présent si c’était une bonne idée. Une femme rendait-elle visite à la mère de son petit ami le jour de la fête des Mères sans l’intéressé ? Peut-être que j’en faisais trop. Ce ne serait pas la première fois.
Les règles des humains me déconcertaient. Ce n’était pas comme si j’avais été élevée dans une grotte. Avant de devenir loup-garou, j’avais déjà appris les processus de base : comment appeler un taxi, me servir d’un ascenseur, ouvrir un compte en banque, tous les menus détails de la vie humaine. C’étaient les interactions avec d’autres individus qui me posaient un problème. Mon enfance avait été plutôt chaotique. Et puis, alors que je me préparais à commencer ma vie d’adulte, j’avais été mordue et avais passé les neuf années suivantes en compagnie d’autres loups-garous. Je n’étais pas restée isolée du monde des humains pendant tout ce temps. J’étais retournée à la fac, j’avais voyagé avec les autres, et même décroché quelques boulots. Mais les loups-garous avaient toujours été là pour me soutenir, me protéger, me tenir compagnie. Je n’avais pas eu besoin de me débrouiller seule. De me faire des amis, de prendre des amants, de déjeuner avec mes collègues de travail. Je m’en étais donc abstenue. L’année précédente, quand j’avais rompu avec les autres pour revenir seule à Toronto, j’avais cru que l’intégration serait le cadet de mes soucis. Ça ne devait pas être bien sorcier. Il me suffirait de retrouver les bases apprises dans l’enfance, d’y ajouter le talent adulte pour la conversation acquis avec les autres, ainsi qu’un soupçon de prudence, et voilà, je me ferais des amis et nouvelles connaissances en un rien de temps. Ha !
Était-il trop tard pour repartir ? Je n’en avais aucune envie. J’inspirai profondément et sonnai. Quelques instants plus tard, j’entendis des pas à l’intérieur. Puis une femme au visage rond et aux cheveux bruns grisonnants vint m’ouvrir.
— Elena ! s’écria Diane en ouvrant la porte à toute volée. Maman, c’est Elena. Philip est en train de garer la voiture ? Je n’en reviens pas de voir la rue aussi bondée. C’est le jour des visites familiales pour tout le monde.
— En fait, Philip n’est… pas avec moi. Il avait du travail, mais il ne va plus tarder à nous rejoindre.
— Du travail ? Un dimanche ? Il faut que tu lui parles, ma grande. (Diane maintint la porte ouverte.) Viens, entre. Tout le monde est là.
Anne, la mère de Philip, apparut derrière sa fille. Elle était minuscule, ne m’arrivait même pas au menton, et ses cheveux d’un gris argenté luisant étaient coupés au carré.
— Tu utilises toujours la sonnette, ma chère ? dit-elle en tendant les bras pour m’étreindre. Il n’y a que les représentants qui le fassent. La famille entre sans sonner.
— Philip va être en retard, dit Diane. Il travaille.
Anne émit un petit bruit de gorge et me fit entrer. Le père de Philip, Larry, était à la cuisine, en train de chaparder des pâtisseries sur un plateau.
— C’est pour le dessert, papa, le réprimanda Anne avant de le chasser.
Larry me salua d’une seule main, l’autre serrant toujours un brownie.
— Alors, où est…
— En retard, répondit Diane. Viens au salon, Elena. Maman a invité nos voisins Sally et Juan à déjeuner. (Elle baissa la voix et murmura :) Leurs gamins sont tous en vadrouille. (Elle poussa les portes-fenêtres.) Avant ton arrivée, maman nous montrait tes derniers articles dans Focus Toronto.
— Ouille. Bon signe ou mauvais signe ?
— Ne t’en fais pas. Ce sont des libéraux convaincus. Ils ont adoré. Ah, nous y voici. Sally, Juan, je vous présente Elena Michaels, la copine de Philip.
La copine de Philip. Ça me faisait toujours un drôle d’effet, non pas parce que je tiquais d’être appelée « copine » plutôt que « petite amie » ou autres expressions ridicules et bien comme il faut. Ça me frappait parce que je n’avais été la copine de personne depuis des années. Je ne nouais pas de relations. Pour moi, si ça durait tout un week-end, ça devenait déjà trop sérieux. Ma seule et unique relation à long terme avait été un désastre. Pire encore. Une catastrophe.
Mais Philip était différent.
Je l’avais rencontré quelques semaines après mon retour à Toronto. Il vivait dans un appartement à quelques rues du mien. Comme nos immeubles partageaient un même gestionnaire, les locataires de sa résidence avaient accès à la salle de remise en forme de la mienne. Un soir, il était venu à la piscine après minuit, m’y avait trouvée seule en train de faire des longueurs et m’avait demandé si je l’autorisais à m’imiter, comme si j’étais en droit de le chasser. Lors du mois qui avait suivi, nous nous étions souvent retrouvés seuls, tard le soir, dans la salle de remise en forme. Il commençait chaque fois par s’assurer que sa présence ne me dérangeait pas. J’avais fini par lui répondre que, si je fréquentais cette salle, c’était pour ne pas devoir m’inquiéter d’être attaquée par des étrangers, et que ce serait donc un échec sur toute la ligne si sa présence me rendait nerveuse. Ma réponse l’avait amusé, et il s’était attardé après sa séance d’entraînement pour m’acheter un jus d’orange au distributeur. Une fois le jus d’orange post-exercice devenu une habitude, il avait remonté la chaîne alimentaire pour m’offrir un café, puis un déjeuner, puis un dîner. Quand nous en étions arrivés au petit déjeuner, il s’était écoulé près de six mois depuis notre première rencontre à la piscine. C’est peut-être en partie ce qui explique que je me sois laissé séduire, flattée qu’un homme puisse consacrer autant de temps et d’efforts à essayer de me connaître. Philip m’avait courtisée avec la patience réservée à un animal à demi sauvage qu’on amadoue pour le faire entrer chez soi, et, comme bien des animaux errants, je m’étais retrouvée domestiquée avant même de penser à résister.
Tout s’était très bien passé jusqu’à ce qu’il me propose d’emménager ensemble. J’aurais dû refuser. Mais je n’en avais rien fait. Une partie de moi ne pouvait résister au défi consistant à voir si je pouvais m’en sortir. Une autre craignait de le perdre si je disais non. Le premier mois avait été une catastrophe. Ensuite, alors même que je croyais la bulle prête à éclater, la pression avait diminué. Je me forçais à retarder plus longtemps mes Mutations et m’autorisais à courir quand Philip travaillait tard ou passait la nuit ailleurs dans le cadre de ses voyages d’affaires. Bien sûr, je ne peux pas m’attribuer tout le mérite du sauvetage de notre relation. J’abuserais déjà si je m’en attribuais la moitié. Même après avoir emménagé avec moi, Philip avait fait preuve de la même patience que lors des premiers rendez-vous. Quand j’agissais d’une manière qui aurait fait hausser les sourcils de la plupart des humains, Philip balayait le sujet d’une seule blague. Quand le stress de mes efforts d’intégration me terrassait, il m’emmenait dîner ou voir un spectacle pour me changer les idées, me faisait savoir qu’il était là si je voulais parler, et comprenait si je répondais que non. Au départ, je me disais que c’était trop beau pour être vrai. Chaque jour, je rentrais du travail, marquais une pause devant la porte de l’appartement, et me préparais mentalement à découvrir en ouvrant qu’il était parti. Mais non. Quelques semaines plus tôt, il avait commencé à parler de trouver un logement plus grand dès la fin de mon bail, laissant même sous-entendre qu’il serait judicieux d’investir dans un appartement en copropriété. La vache. C’était presque semi-permanent, non ? La semaine d’après, j’étais toujours sous le choc – mais un choc agréable.
Nous étions en milieu d’après-midi. Les voisins s’étaient retirés. Ken, le mari de Diane, était parti tôt conduire leur cadet au travail. Judith, l’autre sœur de Philip, qui vivait en Grande-Bretagne et ne pouvait souhaiter une bonne fête à sa mère que par téléphone, avait appelé après le déjeuner et parlé à tout le monde, moi comprise. À l’instar de toute la famille, elle me traitait comme une belle-sœur plutôt que comme la copine du moment de son frère. Ils se montraient tous si accueillants, si prêts à m’accepter que j’avais du mal à me convaincre qu’ils n’agissaient pas par simple politesse. Il était fort possible qu’ils m’apprécient vraiment, mais, n’ayant jamais eu de bol en matière de familles, je répugnais à y croire. J’en avais beaucoup trop envie.
Tandis que nous faisions la vaisselle, le téléphone sonna. Anne prit l’appel dans le salon. Elle revint me chercher quelques minutes plus tard. C’était Philip.
— Désolé, chérie, me dit-il. Est-ce que maman est furieuse ?
— Je ne crois pas.
— Parfait. Je lui ai promis de l’emmener dîner une autre fois pour me racheter.
— Alors tu nous rejoins ?
Il soupira.
— Je ne vais pas pouvoir. Diane te reconduira chez nous.
— Oh, ce n’est pas la peine. Je peux prendre un taxi ou le…
— Trop tard, répondit-il. J’ai déjà dit à maman de le demander à Diane. Maintenant, elles ne te laisseront plus sortir de cette maison sans escorte. (Il marqua une pause.) Je n’avais vraiment pas l’intention de t’abandonner. Tu survis ?
— Très bien. Tout le monde est très gentil, comme toujours.
— Parfait. Je rentrerai vers 7 heures. Ne prépare rien. J’achèterai quelque chose en route. Tu veux manger antillais ?
— Tu détestes ça.
— Je fais pénitence. On se voit à 7 heures, alors. Je t’aime.
Il raccrocha avant que je puisse protester.
— Tu aurais dû voir les robes, me dit Diane qui me reconduisait chez moi. Atroces. De vrais sacs à patates. Les stylistes doivent s’imaginer qu’à l’âge où les femmes ont besoin de robes de mère de la mariée, elles se contrefoutent de leur apparence. J’en ai trouvé une bleu marine qui était sublime, sans doute destinée à la jolie jeune épouse du père de la mariée, mais elle était un peu juste au niveau de la taille. J’ai bien envisagé un régime express pour rentrer dedans, mais j’y ai renoncé. Question de principe. J’ai eu trois gamins, j’ai bien gagné cette bedaine.
— On doit pouvoir trouver mieux. Tu as cherché ailleurs que dans les boutiques de tenues de mariage ?
— C’est la prochaine étape. J’allais justement te demander si tu voulais m’accompagner. La plupart de mes amies se contentent de ces sacs à patates. Le camouflage de l’âge moyen. Sans parler de mes filles, qui refusent de regarder quoi que ce soit qui ne dévoile pas leur piercing au nombril. Ça ne te dérangerait pas ? Je te paie le déjeuner. Avec trois martinis.
J’éclatai de rire.
— Après trois martinis, toutes les robes me paraîtront formidables.
Diane sourit.
— C’est l’idée. Alors c’est oui ?
— Bien sûr.
— Génial. Je t’appelle pour fixer la date.
Alors qu’elle empruntait le rond-point situé devant mon appartement, je me rappelai les règles de savoir-vivre.
— Tu veux entrer prendre un café ?
J’étais persuadée qu’elle allait refuser poliment, mais elle répondit :
— Avec plaisir. Encore une heure de paix avant de regagner les tranchées. Et l’occasion d’engueuler mon petit frère pour t’avoir livrée aux requins.
Je ris et lui indiquai la direction du parking visiteurs.
Appel
J’ai peut-être donné une fausse impression en insistant à ce point sur mes efforts pour vivre dans le monde des humains, comme si tous les loups-garous s’en coupaient totalement. Pas du tout. La plupart y vivent par nécessité. À moins de fonder une communauté au Nouveau-Mexique, ils n’ont pas tellement le choix. Ce monde leur fournit de la nourriture, un abri, du sexe et autres nécessités premières. Ils considèrent les interactions avec les humains comme un mal nécessaire, adoptant des attitudes qui vont du mépris à un amusement à peine déguisé. Ce sont des acteurs qui jouent un rôle, apprécient parfois leur passage sur scène, mais sont généralement soulagés d’en sortir. Je n’avais pas envie de leur ressembler. Je voulais vivre dans le monde des humains, en restant moi-même dans la mesure du possible. Je n’avais pas choisi cette vie et refusais de capituler en renonçant à tous mes espoirs, à mes rêves médiocres de foyer, de famille, de carrière et, par-dessus tout, de stabilité. Rien de tout ça n’était possible dans une vie de loup-garou.
J’avais grandi dans des foyers adoptifs. Et pas les meilleurs. Privée de famille dans mon enfance, j’étais déterminée à m’en créer une. Devenir loup-garou avait pour ainsi dire relégué tous ces projets aux oubliettes. Cela dit, même si un mari et des enfants semblaient exclus, ça ne m’empêchait pas pour autant de m’accrocher à une partie de ce rêve. Je me construisais une carrière, un foyer à Toronto. Ainsi qu’une famille avec Philip, bien qu’elle ne soit pas franchement traditionnelle. Nous étions ensemble depuis assez longtemps pour que j’aie commencé à penser qu’une certaine stabilité était possible dans ma vie. Je n’en revenais pas d’avoir trouvé quelqu’un d’aussi normal et gentil que lui. Je me connaissais bien. J’étais raisonneuse, caractérielle, cyclothymique, pas le genre de femme dont un homme comme lui tomberait amoureux. Bien sûr, je n’étais pas comme ça en sa présence. Je cachais cette partie de moi, celle du loup-garou, en espérant à terme m’en défaire comme lors d’une mue. Avec Philip, j’avais l’occasion de me réinventer, de devenir le genre de femme qu’il voyait en moi.
Les membres de la Meute ne comprenaient pas pourquoi j’avais choisi de vivre parmi les humains. Ils n’y comprenaient rien car ils n’étaient pas comme moi. En premier lieu, je n’étais pas née loup-garou, contrairement à la plupart d’entre eux qui sont venus au monde avec ce sang dans les veines et connaissent leur première Mutation en atteignant l’âge adulte. L’autre façon de devenir loup-garou est d’être contaminé par morsure. Très peu de gens y survivent. Les loups-garous ne sont ni stupides, ni altruistes. S’ils mordent, c’est dans l’intention de tuer. S’ils mordent et échouent à tuer, ils traquent leur proie pour achever le boulot. Simple question de survie. Quand un loup-garou réussit à s’intégrer dans une ville, il n’a vraiment pas besoin qu’un nouveau loup-garou à moitié fou vienne rôder sur son territoire en massacrant des gens et en attirant l’attention. Même si une victime de morsure s’échappe, ses chances de survie sont infimes. Les premières Mutations sont un véritable enfer, pour le corps comme pour la santé mentale. Les loups-garous héréditaires grandissent avec la conscience de ce qui les attend, et bénéficient de la présence de leur père pour les guider. Les loups-garous par morsure sont seuls. S’ils ne meurent pas des bouleversements physiques, le stress mental les conduit soit à se suicider, soit à faire assez de grabuge pour qu’un autre loup-garou les trouve et mette fin à leurs souffrances avant qu’ils causent davantage d’ennuis. Les loups-garous par morsure ne courent donc pas les rues. Au dernier recensement, il y avait environ trente-cinq loups-garous dans le monde. Parmi lesquels trois non-héréditaires, dont je fais partie.
Moi. La seule femme loup-garou en vie. Le gène se transmet uniquement par les hommes, de père en fils, si bien qu’une femme ne peut devenir loup-garou que si elle est mordue et y survit, ce qui est, comme je le disais, extrêmement rare. Compte tenu des probabilités, rien d’étonnant à ce que je sois la seule femme. Délibérément mordue et changée en loup-garou. C’est incroyable, vraiment, que j’aie survécu. Après tout, quand une espèce se compose d’une bonne trentaine de mâles et d’une seule femelle, celle-ci devient une sorte de trophée. Et les loups-garous ne règlent pas gentiment leurs différends autour d’une partie d’échecs. Pas plus qu’ils ne sont réputés pour leur respect des femmes. Elles ne leur servent qu’à deux choses : faire l’amour et se nourrir, ou, s’ils sont d’humeur paresseuse, se nourrir après l’amour. Même si je doute qu’un loup-garou fasse de moi son repas, je suis un objet irrésistible quand il s’agit de satisfaire l’autre besoin primaire. Livrée à moi-même, je n’aurais pas survécu. Par chance, ça n’avait pas été le cas. Je me trouvais depuis ma morsure sous la protection de la Meute. Chaque société possède sa classe dirigeante. Dans le monde des loups-garous, c’était la Meute. Pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec moi, mais tout à voir avec le statut du loup-garou qui m’avait mordue, je faisais partie de la Meute depuis l’époque de ma conversion. Un an plus tôt, je l’avais quittée. Je m’en étais coupée et ne souhaitais pas y revenir. Entre une vie d’humaine et une vie de loup-garou, j’avais choisi la première option.
Philip dut rester travailler tard le lendemain. Le mardi soir, j’attendais son appel m’avertissant de son retard quand il rentra chez nous en apportant notre dîner.
— J’espère que tu as faim, dit-il en déposant sur la table un sac de plats indiens.
C’était le cas, même si j’avais acheté deux saucisses sur le trajet du retour après le travail. Cet en-cas avait calmé mon appétit, si bien qu’un dîner normal suffirait à présent. Encore une des innombrables astuces que j’avais apprises pour m’adapter à la vie humaine.
Tout en parlant boulot, Philip tira les cartons du sac et mit la table. Je déplaçai de bonne grâce mes papiers pour le laisser installer mes couverts. Ce que je peux être serviable, parfois. Même une fois la nourriture disposée dans mon assiette, je continuai à griffonner la dernière ligne de l’article auquel je travaillais, résistant à l’envie de manger. Puis je repoussai mon bloc de papier et attaquai mon repas.
— Maman m’a appelé au travail, dit Philip. Elle avait oublié de te demander hier si tu pouvais l’aider à organiser la soirée des cadeaux de mariage de Becky.
— C’est vrai ?
Je m’étonnai du ravissement que j’entendis dans ma propre voix. Il n’y avait rien de follement excitant à organiser une fête d’avant-mariage. Mais on ne m’avait encore jamais demandé de contribuer à en préparer une. Merde, on ne m’y avait même jamais invitée, à part Sarah, ma collègue du boulot, mais elle avait invité toute la boîte.
Philip sourit.
— Je suppose que ça veut dire oui ? Parfait. Maman sera ravie. Elle adore ces choses-là, tous les chichis et les préparatifs.
— Je n’ai pas beaucoup d’expérience de ce genre de fête.
— Aucun problème. Les demoiselles d’honneur de Becky organisent la fête principale, alors ce sera juste une petite fête familiale. Je crois que maman compte inviter toute la famille d’Ontario. Tu vas rencontrer la tribu au grand complet. Je suis sûr que maman leur a déjà parlé de toi. J’espère que ça ne fait pas trop d’un coup.
— Non, répondis-je. Je m’en réjouis d’avance.
— Oui, enfin tu dis ça maintenant. Tu ne les connais pas encore.
Après le dîner, Philip descendit faire de la musculation. Quand il travaillait aux horaires habituels, il aimait s’entraîner tôt et se coucher tôt, et avouait avec ironie qu’il devenait trop vieux pour survivre à cinq heures de sommeil par nuit. Lors de notre premier mois de vie commune, je me joignais à sa séance d’entraînement. J’avais du mal à feindre de peiner sur des poids de cinquante kilos alors que je pouvais en soulever cinq fois plus. Puis vint le jour où une conversation avec mon voisin m’absorba tellement que je ne me rendis pas compte que je soulevais trente kilos d’une main en bavardant avec autant d’insouciance que si je baissais un store. Quand je vis mon voisin vérifier mes poids, je compris ma gaffe et tentai de me rattraper en baratinant une histoire d’appareil mal réglé. Après cet incident, je ne m’entraînai plus qu’entre minuit et 6 heures du matin, lorsque la salle de musculation était vide. J’avais raconté à Philip que je profitais d’un regain d’énergie nocturne. Il l’avait gobé aussi facilement que la plupart de mes excentricités. Quand il rentrait tard du travail, je descendais avec lui à la salle de remise en forme où nous faisions des longueurs et nous exercions sur le tapis de course comme lors de notre rencontre. Le reste du temps, j’y allais seule.
Ce soir-là, après son départ, j’allumai la télé. Quand il m’arrivait de la regarder, ce que je faisais rarement, c’était pour me vautrer dans les bas-fonds télévisuels, zappant programmes éducatifs et fictions de qualité au profit des talk-shows et autres émissions à sensation. Pourquoi ? Parce que ça me rassurait de savoir qu’il existait dans le monde des gens encore plus mal barrés que moi. Quand ma journée s’était mal passée, je pouvais toujours allumer le poste, regarder un salaud annoncer à sa femme et au monde entier qu’il couchait avec sa fille et songer : « Au moins, je vaux mieux que ça. » Rien de tel que la télé poubelle pour se redonner confiance en soi. Imparable.
Ce soir, Inside Scoop s’intéressait à un psychopathe qui s’était échappé d’une prison de Caroline du Nord quelques mois plus tôt. Du sensationnalisme pur jus. Ce type était entré par effraction chez un parfait étranger qu’il avait attaché et abattu parce qu’il voulait, déclarait-il, savoir ce qu’on ressentait alors. Les auteurs de l’émission avaient parsemé le tout de termes comme « sauvagerie », « barbare » et « animalité ». Quel monceau de conneries. Montrez-moi donc un animal qui tue pour le seul plaisir de regarder mourir sa proie. Pourquoi le stéréotype du tueur animal persiste-t-il à ce point ? Parce qu’il plaît aux humains. Il leur explique bien gentiment les choses en plaçant leur espèce tout en haut de l’échelle de l’évolution et en reléguant les tueurs parmi les monstres mythologiques mi-hommes, mi-bêtes, comme les loups-garous.
En réalité, si un loup-garou se comportait comme ce psychopathe, ce ne serait pas parce qu’il serait en partie animal, mais au contraire bien trop humain. Seuls les hommes tuent pour se divertir.
L’émission touchait à sa fin lorsque Philip rentra.
— Tu t’es bien dépensé ? lui demandai-je.
— Jamais assez, répondit-il en faisant la grimace. J’attends le jour où on inventera une pilule pour remplacer l’exercice. Qu’est-ce que tu regardes ? (Il se pencha par-dessus moi.) Ça se bagarre bien ?
— C’est Jerry Springer. Je n’arrive pas à regarder son émission. J’ai essayé une fois, pendant dix minutes, en m’efforçant d’ignorer les jurons pour comprendre ce qu’ils disaient. Jusqu’à ce que je comprenne qu’il n’y avait que des jurons, quand ils faisaient une pause entre deux bagarres. Un vrai combat de catch. Non, même pas. Au moins, dans le catch, il y a un scénario.
Philip éclata de rire et m’ébouriffa les cheveux.
— Et si on allait se balader ? Je prends ma douche pendant que tu finis de regarder ton émission.
— Bonne idée.
Philip se dirigea vers la salle de bains. Je me faufilai jusqu’au frigo où je récupérai un bout de provolone que j’avais caché parmi les légumes. Quand le téléphone sonna, je l’ignorai. Manger était plus important, et, comme Philip faisait déjà couler l’eau, il n’entendrait pas la sonnerie et ne saurait donc pas que je ne répondais pas. Lorsque le bruit de l’eau cessa, je fourrai le fromage derrière la salade et fonçai vers l’appareil. Philip était du genre à répondre au téléphone en plein dîner plutôt que d’imposer le répondeur à qui que ce soit. Je m’appliquais à suivre son exemple, du moins en sa présence. J’avais traversé la moitié de l’appartement quand le répondeur se déclencha. Ma voix enregistrée récita un message d’accueil sur un ton enjoué jusqu’à l’écœurement, invitant mon correspondant à laisser un message. Ce qu’il fit.
« Elena ? C’est Jeremy. (Je m’arrêtai net.) Rappelle-moi, s’il te plaît. C’est important. »
Sa voix s’estompa. Le téléphone chuinta lorsqu’il inspira brusquement. Je compris qu’il voulait m’en dire plus, ajouter un ultimatum pour me contraindre à le rappeler, mais qu’il ne pouvait pas. Nous avions un accord. Il ne pouvait ni venir ici, ni envoyer l’un des autres. Je résistai à l’envie de tirer la langue au répondeur. Tu ne m’auras pas, nananère ! C’est très surfait, la maturité.
« C’est urgent, Elena, poursuivit Jeremy. Tu sais que je ne t’appellerais pas dans le cas contraire. »
Philip tendit la main vers le téléphone mais Jeremy avait déjà raccroché. Il souleva le combiné et me le tendit. Je détournai le regard et allai m’asseoir sur le canapé.
— Tu ne le rappelles pas ? demanda-t-il.
— Il n’a pas laissé de numéro.
— Il avait l’air de penser que tu l’avais. Qui c’était, d’abord ?
— Un… cousin.
— Alors ma mystérieuse orpheline a donc une famille ? Il faudra que je rencontre ce cousin un de ces jours.
— Tu n’aimerais pas.
Il éclata de rire.
— Chacun son tour. Je t’ai fait subir ma famille. Tu tiens enfin l’occasion de te venger. Après la fête de Betsy, tu m’en voudras à mort. Sors-moi donc tes cousins déments cloîtrés des années dans le grenier. Remarque, à la réflexion, ce seraient sans doute les meilleurs. Ils feraient sensation dans les soirées. Ça vaudra toujours mieux que les grands-tantes qui te racontent la même histoire depuis que tu es gosse et qui s’endorment au moment du dessert.
Je roulai des yeux.
— Ça y est, tu es prêt pour la balade ?
— Laisse-moi finir ma douche. Et si tu appelais les renseignements ?
— Pour qu’ils me facturent le service, qu’ils trouvent le numéro ou pas ?
— Ça coûte moins de un dollar. On peut se le permettre. Appelle-les. Si tu ne trouves pas son numéro, tu pourras peut-être joindre quelqu’un qui te le donnera. Tu dois bien avoir d’autres cousins, non ?
— Tu crois qu’ils ont le téléphone dans leur grenier ? C’est déjà beau s’ils ont de la lumière.
— Appelle-les, Elena, insista-t-il en feignant de me gronder, avant de disparaître dans la salle de bains.
Lorsqu’il eut quitté la pièce, je gardai les yeux braqués sur le téléphone. Philip avait l’air de blaguer, mais je savais qu’il attendait que je rappelle Jeremy. Rien d’étonnant à ça, non ? C’était ce que feraient les gens bien. Philip avait entendu le message et perçu l’insistance dans la voix de Jeremy. En refusant de répondre à un appel qui semblait important, je lui paraîtrais dure et insensible. Un humain rappellerait. Le genre de femme que je voulais être le ferait.
Je pouvais toujours lui faire croire que j’avais passé cet appel. C’était tentant, mais ça n’empêcherait pas Jeremy de rappeler encore… et encore… et encore. Ce n’était pas la première fois qu’il tentait de me contacter ces derniers jours. Les loups-garous partagent une sorte de don télépathique. La plupart l’ignorent pour lui préférer des moyens de communication moins mystiques. Jeremy avait affiné ce talent jusqu’au rang d’art, essentiellement parce qu’il lui fournissait un moyen supplémentaire de nous harceler pour se faire obéir. Lorsqu’il avait essayé de me contacter, j’avais bloqué sa tentative. Il avait donc recouru au téléphone. Moins efficace que de bombarder le cerveau d’autrui, mais, après quelques jours passés à accumuler des messages sur la bande, je finirais par céder, ne serait-ce que pour me débarrasser de lui.
Je restai immobile près du téléphone, fermai les yeux et inspirai. J’en étais capable. Je pouvais passer cet appel, découvrir ce que voulait Jeremy, le remercier poliment de m’avoir prévenue et refuser de faire ce qu’il demandait, sachant très bien qu’il allait exiger quelque chose de moi. Même s’il était l’Alpha de la Meute et que j’étais conditionnée pour lui obéir, je n’y étais plus contrainte. Je n’appartenais plus à la Meute. Il ne me contrôlait pas.
Je pris le combiné et composai le numéro de mémoire. Le téléphone sonna quatre fois, puis le répondeur se déclencha. J’entendis une voix enregistrée, non pas l’intonation grave de Jeremy, mais une voix à l’accent traînant du sud des États-Unis, qui me poussa aussitôt à raccrocher avant la fin du message. La sueur perla sur mon front. La température semblait avoir monté de six degrés dans l’appartement et l’air paraissait soudain vidé de son oxygène. Je m’essuyai le visage des deux mains, secouai vigoureusement la tête et allai chercher mes chaussures pour la promenade avec Philip.
Le lendemain, avant le petit déjeuner, il me demanda ce que voulait Jeremy. J’avouai que je n’avais pas réussi à le joindre, mais promis de continuer à essayer. Quand on eut fini de manger, Philip descendit chercher le journal. J’appelai Jeremy et tombai de nouveau sur le répondeur.
Malgré ma répugnance à l’admettre, tout ça commençait à me tracasser. Ce n’était pas ma faute, en réalité. Cette inquiétude pour mes anciens frères de Meute relevait d’un instinct incontrôlable. Ce fut du moins ce que je me répétai lorsque mon cœur battit la chamade au troisième appel sans réponse.
Jeremy aurait dû être là. Il s’éloignait rarement de Stonehaven, préférant régner depuis son trône et envoyer ses sous-fifres s’occuper du sale boulot à sa place. D’accord, ce n’était pas là une description très juste de la façon dont Jeremy dirigeait la Meute, mais je n’étais pas d’humeur aux louanges. Puisqu’il m’avait demandé d’appeler, il aurait dû être présent quand je le faisais, bordel de merde.
Quand Philip revint, je m’attardais devant le téléphone en lui lançant des regards mauvais comme si je pouvais obliger mentalement Jeremy à décrocher.
— Toujours pas de réponse ? demanda Philip.
Je fis signe que non. Il scruta mon visage avec assez d’attention pour me mettre mal à l’aise. Quand je me détournai, il traversa la pièce pour venir poser la main sur mon épaule.
— Tu es inquiète.
— Pas vraiment. C’est seulement…
— Ne t’en fais pas, chérie. Si c’était ma famille, je m’inquiéterais. Tu devrais peut-être aller voir ce qui se passe. Ça m’avait l’air urgent.
Je m’écartai.
— Non, c’est ridicule. Je rappellerai…
— C’est ta famille, chérie, dit-il comme si ça répondait à tous les arguments que je puisse lui opposer.
Pour lui, c’était le cas. Je ne pouvais pas lutter contre ça. Quand notre relation était devenue sérieuse, le bail de son appartement avait pris fin et il m’avait bien fait comprendre qu’il voulait emménager avec moi, mais j’avais résisté. Ensuite, il m’avait emmenée à une réunion de sa famille. J’avais rencontré sa mère, son père, sa sœur, vu comment il se conduisait avec eux, compris qu’ils faisaient partie intégrante de sa vie.
Philip attendait à présent que je vienne en aide à quelqu’un qu’il croyait membre de ma famille. Si je refusais, allait-il penser que je n’étais pas le genre de femme dont il voulait ? Pas question que je coure ce risque. Je promis de réessayer. Je promis, si je n’arrivais pas à joindre Jeremy avant midi, de prendre l’avion pour l’État de New York afin d’aller voir ce qui se passait.
Lors des heures qui suivirent, je rappelai en priant chaque fois pour qu’on me réponde. Mais je n’entendais que le déclic du répondeur.
Philip me conduisit à l’aéroport après le déjeuner.